La France et plus largement l’Europe ont des atouts importants pour reconstruire et se repositionner à la fois dans un nouveau projet de société et dans la réécriture de l’espace économique mondial.
Néanmoins, certains signaux d’alerte montrent que la crise aiguise les appétits. Certains pays et des fonds supranationaux sont à l’affut de fleurons en difficulté pour les racheter. C’est peut-être, avec un coefficient 10, le remake de l’affaire GEMPLUS (les cartes à puces) rachetées par le fond d’investissement de la CIA dans l’indifférence générale en France. La législation française et européenne permettent maintenant une intervention protectrice en cas de menace de prédation sur une entreprise dont la perte affaiblit la souveraineté. J’espère donc que nous allons nous mettre en ordre de bataille pour éviter des Alcatel ou Alstom bis et être prêts également à saisir d’autres opportunités. Le gouvernement semble s’y orienter[2].
C’est le moment propice pour les Européens de surmonter leurs divisions et leurs égoïsmes nationaux pour bâtir enfin cet espace européen dont l’idée même fait frémir nos grands concurrents.
La crise a ceci de positif qu’elle bouscule nos certitudes et nous ouvre les portes d’un nouvel univers à construire. Je concède que les quelques dérapages de ces dernières semaines sur fond de cargaisons détournées ne plaident pas pour ma paroisse. Pourtant, je conserve de l’optimisme, même mesuré.
Faisons un tour d’horizon. La crise sanitaire (je suis réticent au terme de pandémie qui suggère que le Corona virus n’a qu’une origine « naturelle » alors qu’il s’agit probablement d’un terrible raté) a ralenti les échanges mondiaux de marchandises de près de 50%. Dans ce sens, les entreprises de production, de distribution et de proximité et beaucoup de services subissent de lourdes pertes. Beaucoup, faute de trésorerie, ne passeront pas l’année et ce où que ce soit dans le monde. D’autres, plus prévoyants et ayant surtout les moyens de le faire, empruntent des liquidités pour se constituer un matelas de trésorerie.
La raréfaction des échanges a mis en exergue que nombre de pays n’avaient plus la maîtrise de produits stratégiques puisque délocalisés (des médicaments, aux matières rares en passant par les produits agricoles et une multitude de technologies). Le PDG de Sanofi suggère même la relocalisation des usines de principes actifs des médicaments. Mieux vaut tard que jamais. C’est effectivement une question à se poser pour beaucoup de secteurs et, à mon sens, à l’échelon européen.
Le choc sanitaire entraine un choc économique et, vraisemblablement bientôt financier. Enfin, peut-être pas pour tout le monde si j’en crois les fluctuations boursières et les opérations de spéculation qu’on peut identifier. A titre d’exemple, citons ces « pandemic bonds[3] », obligations sur-rémunérées émises par la Banque Mondiale. Il y en a bien d’autres.
Dans ce contexte propice à toutes les opportunités comme à bien des drames, les cartes semblent être en train de se rebattre. Nous avons actuellement, deux challengers majeurs qui sont aux manettes, les USA et la RCP et un joker, la Fédération de Russie. L’Europe, divisée comme elle l’est et politiquement balkanisée, ne joue, pour l’instant, qu’une partition mineure. Elle reste, avec l’Inde qu’on oublie un peu facilement, un outsider.
La Chine, dont 2021 verra le centenaire du Parti Communiste, tient à montrer à cette occasion au monde entier qu’elle est devenue la première puissance économique mondiale, à défaut d’égaler la puissance militaire des États Unis. D’où, vraisemblablement son offensive économique et financière de ces dernières décennies. N’oublions pas que les
Chinois ont des visions stratégiques de très long terme, ce que l’Occident n’a manifestement plus depuis longtemps (sauf quelques groupes d’influence).
La Chine pourrait avoir misé sur l’impact de l’épidémie aux USA et sur la non réélection de M. Trump, laquelle semble être cependant mieux partie qu’envisagée par le PC de Pékin. La RCP a donc infléchi sa politique vis à vis des USA et a accentué son rapprochement avec l’OMC déjà amorcé depuis dix ans. Elle tente aussi de se faire des alliés en Europe, avec son action en Italie où elle a meilleure presse que l’UE compte tenu des cafouillages coupables de la crise des migrants et de la tiédeur de l’aide apportée au début de la crise. Elle accentue aussi son implantation en Afrique où, là aussi, elle a la faveur de bien des dirigeants dont les discours deviennent, jour après jour, très nettement anti européen.
Ceci permet à la Chine de jouer sur plusieurs tableaux, anticipant un possible désengagement (qui restera à mesurer) d’entreprises occidentales et se repositionnant elle-même sur le terrain africain, meilleur marché en main d’œuvre que le sien. D’un côté elle conserve une Europe suffisamment forte, mais pas trop pour laisser une épine dans le pied américain. De l’autre, elle propose à bon compte un accès à ses réserves de cash et entre ainsi au capital de fleurons européens accroissant singulièrement sa capacité technologique certes, mais aussi d’influence, voire de contrôle.
Les USA restent pour l’instant la première économie et la première puissance militaire mondiale. Ils n’ont aucun intérêt, à la limite tout comme la Russie, à voir émerger une Europe forte et unie. Ceci étant dit, à moins d’une prise de conscience et d’une réaction surprenante des peuples européens, nous sommes encore loin d’une Europe fédérale ou confédérale. Je ne m’interdis pas de rêver, cela ne coûte rien. Les grands blocs ont encore un peu de temps devant eux. Les USA semblent orienter une partie de leur action économique et politique vers un contrôle plus fin des matières énergétiques. Ce qui pourrait donner un début d’explication aux manœuvres américaines vers les pays producteurs de pétrole en Amérique latine et les discussions agressives avec le royaume des Saoud. Il n‘est pas non plus interdit de se poser la question d’une possible entente en sous-main avec la Russie sur fond de guerre des prix. Et, même si le pétrole de schiste américain souffre énormément, n’y a-t-il pas matière à se demander s’il ne s’agit pas d’une manière de ramener l’Arabie Saoudite a plus d’obéissance.
Dans notre monde, qui tient l’énergie tient l’économie. La politique française d’énergie nucléaire nous a donné un formidable atout d’indépendance et de souveraineté. Les pays dépendant exclusivement du pétrole, du charbon ou du gaz sont, de fait, extrêmement fragiles. Il suffit de se remémorer les pressions exercées par la Russie sur l’Ukraine par exemple.
Cette rivalité Chine – USA s’appuie sur les réserves de cash de la première et les grandes entreprises d’État et, pour la seconde, sur les grandes banques et institutions financières contrôlées, officiellement ou non par les USA. On constate déjà un recensement par des cabinets spécialisés et des banques d’affaires, d’entreprises avec un fort potentiel et dont les défenses seraient affaiblies. Cela semble se vérifier sur tous les fronts, non seulement en Europe, sujet qui me préoccupe, mais aussi chez nos deux challengers. La Chine pousse ses feux plutôt sur des entreprises stratégiques ou des sous-traitants « incontournables ». Les USA poursuivent leur politique de prise de contrôle d’industries et de banques stratégiques leur permettant de renforcer leur souveraineté et d’affaiblir celle de leurs concurrents. Il faut donc accentuer l’effort de veille sur la détection de signaux faibles et ne pas hésiter à lancer des due diligences d’anticipation sur les secteurs sensibles ou lorsque des visées concurrentielles sont détectées.
L’Europe a mis du temps, trop sans aucun doute, à réagir. Elle a commis nombre d’erreurs, voire de fautes, y compris vis à vis de ses propres membres. Elle commence néanmoins à montrer sa capacité de réaction. Les entreprises privées ont déjà fait preuve de leurs capacités d’adaptation. Citons à titre d’exemple, non exhaustif bien entendu, le regroupement de marques comme Air Liquide, PSA, Renault, Valeo, Schneider Electric et Michelin avec ses imprimantes 3D[4]… pour produire des respirateurs à cadence accélérée. Ce n’est pas le seul exemple bien sûr. De très nombreuses PME et TPE agissent, se transforment et agissent ou interagissent. Il y a une formidable dynamique en cours de création. Mais pour que ce mouvement ait un impact dans le long terme, il faut un État catalyseur et non dogmatiquement castrateur.
Tout ceci prouve que l’Europe a une forte capacité de résilience, d’innovation et de réactivité. Il est impératif que les organes politiques de cette même Europe fassent preuve de qualités semblables.
Il faut simplifier, alléger les corps politico-administratifs, raccourcir les circuits de décision et surtout ne pas s’arc-bouter sur des dogmes qui paralysent toutes les initiatives. Depuis trente ans, nous sommes dirigés par une doxa qui ne créée que des flux financiers à rotation rapide créés et entretenus par de la dette…au détriment des créations de valeurs et de richesse. Il est temps d’en sortir. On ne pourra éternellement financer une dette par une autre, cette dynamique est une escroquerie intellectuelle, une pyramide de Ponzzi puissance dix qui ne peut aboutir qu’à un effondrement au bout du compte.
Nous avons des atouts majeurs pour rebondir. Géographiquement, l’Europe compte six frontières maritimes directes, de la mer Noire à l’océan Arctique et, par le jeu des possessions européennes (dont la France possède une part non négligeable), des frontières et des ZEE dans pratiquement toutes les mers et océans du globe. L’Europe est un carrefour de voies de communications stratégiques où la France est, de par sa position, une plaque tournante : à l’Est vers la Russie et au Sud-Est vers l’Asie mineure par la Turquie, au Sud vers le Maghreb et les pays du Levant.
L’Europe c’est une agriculture qui peut être prospère et assurer la souveraineté alimentaire du territoire. Ce sont des savoir-faire technologiques, de recherche, industriels, culturels que nous laissons s’expatrier par une inadaptation flagrante de notre mode de gestion hyper centralisé, à la limite du communisme, et d’une fiscalité exagérée.
Il nous manque effectivement des matières premières et des débouchés. C’est là que l’Europe en tant que pouvoir politique avec un « P » majuscule peut jouer un rôle déterminant. C’est sur une vision sociale de l’Europe et une stratégie d’alliances étrangères dynamique, appuyée par des outils politiques et militaires crédibles que l’Europe, à l’instar de la Chine et des USA, peut créer des relations équilibrées avec d’autres partenaires.
Nous avons les moyens et les atouts pour redevenir une puissance de premier plan. Le chemin sera long, mais si déjà nous pouvons nous hisser au statut d’outsider, nous aurons franchi un premier seuil.
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