L’Afrique suscite de grandes convoitises économiques et une certaine crainte de par la situation sécuritaire, et demeure l’objet de rêves d’aventures et d’exotisme. C’est un continent à la démographie dynamique, riche en matières premières, avec un potentiel agricole sous-exploité et un potentiel humain souvent sous-estimé. C’est le continent de tous les antipodes, de l’extrême richesse à l’extrême pauvreté, où l’instruction dans les plus prestigieuses universités de la planète côtoie l’illettrisme profond.
Enfin, c’est un continent qui a connu des siècles de gloire et de prospérité et qui s’est brutalement confronté à l’exploitation unilatérale des Arabo-Turcs puis à la colonisation occidentale. La fin de la traite humaine imposée par l’Occident aux Arabo-Turcs et la pérennisation de la présence occidentale ont stabilisé le continent noir(1), en y incluant arbitrairement l’Afrique du Nord. Cent cinquante ans de présence occidentale ont laissé des infrastructures et une organisation administrative qui demeurent les bases des structures actuelles de bien des États, notamment en Afrique francophone(2). C’est par là que nous abordons les perspectives de cette partie de l’Afrique et des liens qui, même distendus, demeurent entre les diplomaties francophones. Observons d’abord la situation économique et politique de l’Afrique dans son ensemble avant d’effectuer un focus sur l’Afrique francophone.
LA CROISSANCE DYNAMIQUE DE L’AFRIQUE
Contrairement à bien des idées reçues et surtout véhiculées par un business humanitaire absolu- ment pas désintéressé, le continent africain se situe dans le groupe de tête en termes de croissance. L’Afrique a eu une croissance annuelle moyenne de 5 % entre 2000 et 2014, s’abaissant entre 2016 et 2019 à 3,1 %(3). Je renvoie à cet égard à l’excellente analyse de l’Agence française de développement (AFD) sur l’économie de l’Afrique(4). La crise actuelle liée à la pandémie de Covid-19 pourrait impacter durablement le continent, déjà éprouvé par la baisse des cours des matières premières. Ces résultats, honorables comparés à la croissance faible de la zone occidentale, sont cependant à relativiser. Six pays, pour l’essentiel producteurs de matières énergétiques, réalisent 66 % du PIB africain, les 48 autres se partageant le reliquat. Le taux d’endettement de l’ensemble des pays africains a crû très sérieusement ces cinq dernières années. Le quadruple impact de la crise pandémique, du terrorisme, de l’insécurité et du ralentissement des cours des matières premières, notamment agricoles, sur l’économie pèse déjà sur la capacité à lever des fonds. Cette situation crée l’incertitude sur le refinancement de la dette, incertitude accentuée par les tensions internationales, entre la Chine et les États-Unis, entre l’Iran et les États-Unis, et actuellement entre la Grèce (appuyée par l’Italie et la France) et la Turquie. En dépit de cette conjoncture, la zone Afrique bénéficie d’une tendance dynamique malgré de nombreuses disparités. Le risque est majeur de voir la croissance et les progrès de l’éducation stoppés net et le continent retourner à un état d’instabilité politique et sécuritaire profond. UN ÉNORME MARCHÉ EN DEVENIR MAIS POURRA-T-IL ABSORBER SA DÉMOGRAPHIE ?
L’Afrique représente un marché important, surtout pour les décennies à venir.
Le FMI estime que le continent pourrait concentrer un tiers de la population mondiale en 2050.
Il s’agit là d’un défi majeur car il faudra absorber cette population dans le marché du travail. Or le niveau des infrastructures, transport, industrie, éducation... est sous-dimensionné par rapport aux besoins. Une partie importante de la population vit sous le seuil de pauvreté (425 millions d’Africains vivent avec moins de 1,90 dollar par jour(5)). La Banque africaine de développement (BAD) anticipe donc une période de récession due à la Covid-19. Le FMI estimant une baisse des revenus à leurs niveaux de 2010. Dans cet ensemble, comment l’Afrique francophone se positionne-t-elle ? Replaçons-la dans son contexte géographique, qui souligne une grande disparité économique, politique et sécuritaire.
L’Afrique francophone s’étend de l’Afrique du Nord (Maghreb) jusqu’aux frontières de l’Angola. Elle inclut les pays du golfe de Guinée, la bande sahélienne, l’Afrique centrale et de l’Ouest. Ces pays sont dotés de manière inégalitaire en ressources naturelles, selon la distinction du FMI (Algérie, Gabon, Côte d’Ivoire, Mauritanie, Congo, RDC et, dans une moindre mesure, Tchad et Cameroun). Des pays comme le Maroc, la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont diversifié leurs économies et résistent mieux aux effets la crise de 2019-2020(6).
Les pays d’Afrique du Nord ont connu une croissance forte jusqu’aux récentes difficultés budgétaires de l’Algérie et de la Tunisie, avec une augmentation de leur taux d’endettement (46 et 74 % du PIB en 2019, source AFD). Le Maroc et la Mauritanie, plus diversifiés, conservent une tendance positive. Les pays d’Afrique centrale, qui se remettent à peine du choc pétrolier, sont malmenés par la crise sanitaire. La République centrafricaine, la RDC et le Congo cumulent un taux de pauvreté très fort, accentué par le poids démographique de la RDC (source FMI), ce qui pourrait concentrer un bassin de pauvreté et d’in- sécurité dans la région dans les années à venir. Le Gabon, bousculé par l’épuisement de son principal gisement pétrolier, se remet doucement en tentant une diversification, malgré un accroissement du taux d’endettement public ; ce qui est également une caractéristique de l’ensemble de la sous-région.
On observe la même tendance sur le golfe de Guinée, où les économies multisectorielles main- tiennent une dynamique de croissance (Sénégal, Côte d’Ivoire, Togo, Bénin) hors secteur pétrolier. Les pays de la zone sahélienne, éprouvés par la dégradation du contexte sécuritaire, maintenaient jusqu’à la crise de la Covid-19 une croissance forte (5,4 %, source FMI). La démographie y est la plus importante du continent avec 5,7 enfants par femme et un doublement prévu de la population vers 2050. La croissance s’appuie sur les ressources minières (or, fer, uranium) et un secteur agricole puissant. En revanche, la montée de l’insécurité due à la progression des mouvements mafieux et djihadistes (dont la frontière est souvent floue) réduit la marge de manœuvre des gouvernements et freine le développement et les investissements extérieurs.
Un dernier mot sur les pays francophones de l’océan Indien, dont deux, les Seychelles (62e place mondiale) et Maurice (66e), sont en tête des dix pays les plus développés d’Afrique (PNUD 2020). Il reste Madagascar, qui dispose d’un potentiel énorme, mis à mal par quarante ans de dérive politico-économique depuis Ratsiraka et en coupe réglée par des caciques locaux poussés par des entreprises internationales peu scrupuleuses. L’Afrique francophone est dynamique et s’inscrit dans la tendance générale du continent. Il reste à mesurer l’impact de la crise mondiale sur une possible baisse des investissements avec des difficultés à emprunter. Et ce d’autant plus que les pays prêteurs d’hier ont dû également accroître leurs propres déficits budgétaires. Parallèlement, l’augmentation de l’insécurité, notamment dans la zone sahélienne, restreint l’attractivité pour les investisseurs, internes ou externes. Elle augmente aussi l’instabilité politique. L’accord intervenu entre la France et l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo) pour remplacer le franc CFA par l’eco devra aussi entrer en ligne de compte dans les paramètres d’évaluation économique. On note que les six pays de la Cemac (Afrique centrale) continuent d’utiliser le franc CFA.
2021, UNE ANNÉE PHARE EN TERMES ÉCONOMIQUES ET GÉOPOLITIQUES
2020 est une année charnière avec un révélateur en fin d’année, 2021 sera une année phare avec l’incertitude de savoir dans quel sens s’orientera la tendance. Sur le plan politique, l’Afrique franco- phone amorce un tournant. Les têtes en place depuis des décennies pour certaines ont été récemment renouvelées (Algérie, RDC, Tunisie) ou sont en cours de renouvellement pour fin 2020 ou 2021 (Burkina Faso, Niger, Côte d’Ivoire, Togo). Les législatives agitées en Guinée, le coup d’État au Mali mettent l’accent sur la volatilité d’une situation exacerbée par les incertitudes sécuritaires.
Il ne faut pas s’y tromper, même si l’Afrique est éloignée des côtes européennes, sa situation doit être suivie de près car celle-ci impacte à la fois l’économie du vieux continent et l’équilibre géopolitique précaire de la zone.
Le continent noir est un marché en pleine évolution avec notamment la création d’une zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf, signée en avril 2019). C’est aussi un partenaire commercial et probablement une alternative à l’Asie, à l’Inde en particulier, pour les entreprises de services tertiaires dans les décennies à venir. L’Afrique demeure fragile. Selon la BAD, les déficits budgétaires « devraient doubler » pour atteindre 8 à 9 % du PIB. La pandémie « renforce la probabilité d’une crise généralisée et profonde de la dette souveraine ». Néanmoins, elle reste attractive par son dynamisme et son potentiel. Elle a constitué une élite politico-économique qui n’a rien à envier à celle des autres continents. Elle s’achemine logiquement vers une prise d’autonomie et la construction d’un espace souverain à l’échelle du continent ou, au moins des sous- régions. À cet égard, citons Aminata Dramane Traoré (Mali): « Nous sommes censés être un réservoir de croissance pour les autres et nous attendons des autres qu’ils viennent avec leurs capitaux pour nous développer en fonction de leurs intérêts. Il n’y a pas de croissance économique digne de ce nom quand l’immense majorité de la population croupit dans la misère (7). » L’Afrique, en dépit de l’émergence d’une classe moyenne, a deux antipodes inégaux. Une classe dirigeante et une élite économique de très haut niveau, peu nombreuse, qui concentre l’essentiel des richesses ; et une large classe populaire, vivant en dessous du seuil de pauvreté.
La pandémie a mis un coup d’arrêt à la croissance africaine. Tout au moins va-t-elle bouleverser les données dans tous les pays à faibles revenus. L’arrêt des cours dans les écoles et les universités pourrait avoir des conséquences de moyen à long terme. Elle stoppe brutalement la progression sociale qui avait été amorcée depuis deux décennies, notamment pour les jeunes filles.
Les pays francophones de l’arc sahélien sont à la fois des zones peu favorisées économiquement et en proie à une instabilité politique avérée (Mali, Niger) ou potentielle (Burkina Faso, Côte d’Ivoire). On note aussi, dans ces mêmes zones, un accroissement de l’activité des groupes islamistes, ce qui pèse lourde- ment sur le climat sécuritaire et bien entendu économique car cela inquiète les bailleurs de fonds. À cela s’ajoutent la période d’observation de l’eco en remplacement du franc CFA dans les six pays de la Cedeao et la mise en place de la zone de libre-échange (Zlecaf), qui peut rebattre les cartes des relations entre les pays africains et leurs partenaires continentaux externes (Chine, États-Unis, Union européenne, Inde), ou des relations bilatérales plus ciblées (Turquie, France...). L’édifice prometteur mais fragile qui commençait à se mettre en place doit être consolidé. Un écroulement créerait un contexte comparable à celui des années de guerre froide, dans lequel les puissances internationales s’affrontaient par pays interposés. Il y a un véritable risque d’implosion à court et à moyen terme. Nous avons une instabilité poli- tique forte doublée d’une pression sécuritaire sur fond d’islamo-mafia qui déstabilise le Sahel, l’Afrique centrale et les sous-régions périphériques. La corruption à différents niveaux rend extrêmement difficiles les opérations efficaces en profondeur car les intérêts politiques et/ou privés s’appuient sur ces filières mafieuses, souvent habillées des oripeaux de l’islam. L’Afrique est plus que jamais au cœur des enjeux internationaux et des sources de rivalités entre puissances étrangères. Le fait pour la France d’avoir été l’un des derniers pays colonisateurs, après les Arabes et les Turcs, est un handicap malgré son implication dans les défis économiques et sécuritaires. Certes, son engagement n’est pas plus désintéressé que le jeu chinois ou turc, mais il reste relativement équilibré. Le retrait de la France demandé au Mali ou au Burkina Faso, par exemple, par des mouvements essentiellement populistes aurait des conséquences fortes sur le maintien de régimes laïcs et démocratiques. Sur le plan économique, il est assez probable que l’im- mixtion de certaines puissances provoque une balance plutôt défavorable aux populations locales. L’Afrique francophone et la France doivent consolider leur partenariat, d’égal à égal. L’intérêt est mutuel, surtout dans cet instant où les enjeux inter- nationaux sont très volatils et peuvent à tout moment déraper vers des conflits ouverts. Les incidents en Méditerranée entre la Grèce, soutenue par la France et l’Italie, et la Turquie sont inquiétants pour les deux rives. L’intervention de l’armée turque en Syrie et en Libye, celles des Russes et des puissances pétrolières sont autant de signes qui montrent que le fragile équilibre, patiemment réalisé depuis près de trente ans, peut se rompre à tout moment.
Franck Puget
Un article paru dans Le Spectacle du Monde _ n°631 - Afrique, les nouveaux prédateurs avec Hubert Védrine, le Dr Denis Mukwege, Emmanuel Dupuy, Franck Puget, Henri Konan Bédié et Bonaventure M'Baya.
Sources ;
(1) Tidiane N’Diaye, le Génocide voilé, Gallimard. (2) Agence Econ, “60 ans d’indépendance en Afrique franco- phone” (étude en 3 parties). Cahiers d’histoire no 134, “L’Afrique, la France et les Français de 1871 à 1962” (non exhaustif). (3) Sources: FMI et AFD. (4) AFD, l’Économie africaine 2020 (édition française). (5) BAD, Perspectives économiques en Afrique. (6) Pays pauvres très endettés (classement FMI). (7) Aminata Dramane Traoré (ex-ministre de la Culture du Mali), “Covid-19, quelle leçon pour l’Afrique?”.
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